En 1935 je fis une observation qui me laissa perplexe : une intoxication mortelle par l'oxyde de carbone s'était produite chez un soudeur et par mes fonctions je menais l'enquête sur les conditions dans lesquelles s'était produit cet accident, afin d'essayer d'en déterminer les causes et d'en prévenir le retour. Rien ne me permettait de voir d'où était venu cet oxyde de carbone. Plusieurs fois par la suite, de tels accidents se produisirent et à aucun moment je ne trouvais trace d'une origine de l'oxyde de carbone qui aurait été respiré. Ces faits restèrent dans mon subconscient car ma perspicacité était mise en défaut et je devais reconnaître mon ignorance des causes exactes de ces accidents. C'est seulement en 1955 que " jaillit l'éclair " qui allait me conduire à l'explication qui faisait défaut. Cette année-là, en l'espace de quelques mois, il y eut dans un arrondissement de Paris, trois décès de soudeurs au chalumeau ; mon collaborateur E. P. chargé de l'inspection des conditions de sécurité chez les travailleurs de cet arrondissement m'avait fourni des rapports détaillés, et des dossiers que je recevais du Parquet, comportant le compte-rendu de l'autopsie, il résultait de toute évidence que ces soudeurs, qui étaient tous les trois des oxycoupeurs, étaient morts par oxycarbonhémie, non par des oxydes d'azote. Avec non moins d'évidence les prélèvements de l'air respiré, au poste de travail, ne montraient que des taux non dangereux d'oxyde de carbone. Il fut décidé, en accord avec les médecins du travail des établissements où avaient travaillé les victimes, de faire un prélèvement de sang de leurs compagnons de travail, bien qu'extérieurement ces hommes paraissaient en bonne santé ; or on trouva que ceux qui faisaient le même travail étaient profondément atteints d'oxycarbonhémie chronique, quelques-uns à des taux voisins de l'accident. Je décidais une enquête plus étendue qui se poursuivit pendant quatre années : toujours, dans ce travail on trouvait une atteinte par l'oxyde de carbone, et toujours les appareils de prélèvement, dont la prise d'air était placée sous le nez des ouvriers, montraient qu'il n'y avait pas d'oxyde de carbone dans l'air inspiré. Lorsque mon collaborateur me fit part des résultats de ses premières recherches, il m'écrivait qu'il hésitait à faire état de telles contradictions : dire que les ouvriers étaient intoxiqués par l'oxyde de carbone et dire en môme temps qu'ils n'en avaient pas respiré. Si on énonce ceci, me disait-il, on voit apparaître chez l'interlocuteur, fut-il médecin, un petit sourire entendu et on est pris pour un farfelu ; il hésitait à envoyer de tels rapports qui seraient classés, avec un haussement d'épaule de nature à nuire à la carrière de l'auteur du rapport, me disait-il.
Je lui répondais au contraire que moi-même, depuis vingt ans, j'avais fait de telles constatations, et qu'il était utile qu'il continue son enquête et me donne les chiffres des teneurs en oxyde de carbone dans le sang des ouvriers, et dans l'air, que j'attachais une grande importance à ses rapports qui seraient étudiés avec soin, et non pas simplement classés par un secrétariat à de seules fins statistiques. Car le rapprochement des trois accidents mortels de 1955 m'avait conduit à une hypothèse qu'il fallait vérifier : puisque le sang contient de l'oxyde de carbone, qu'il n'y en a pas de respiré, que s'il y avait une source quelconque de ce gaz toxique non décelée, on trouverait ce gaz dans le prélèvement fait à proximité des voies respiratoires, c'est que l'oxyde de carbone se formait dans l'organisme. Mais à partir de quoi ?
L'autre observation importante est que les intoxications les plus graves avaient lieu chez les oxycoupeurs ; le chalumeau n'était pas en cause : sa combustion dégage du gaz carbonique, car il y a apport d'oxygène, bonne combustion, et il y avait le fait indiscutable que de l'oxyde de carbone ne venait pas aux voies respiratoires. Mais les ouvriers sont penchés sur leur pièce à découper qui, du fait du chalumeau puissant, comporte une large surface portée à l'incandescence.
C'était donc, à mon avis, l'air qui a été en contact avec une pièce métallique incandescente qui " s'activait " et qui, respiré, provoquait la formation d'oxyde de carbone dans le sang, au niveau des poumons. Pour en avoir la confirmation, une enquête fut faite dans des ateliers où on travaille des métaux fondus portés à l'incandescence et présentant ainsi une grande superficie de léchage par l'air respiré. On constata que même si le chauffage était électrique, par résistance ou par induction, il en était de même : il y avait imprégnation oxycarbonée des ouvriers ; avec le concours de plusieurs laboratoires officiels, afin de varier les opérateurs et les méthodes d'analyse, ceci fut confirmé ; un appareil à enregistrement continu fut utilisé, laissé en marche jour et nuit. Une contre épreuve fut faite sur des soudeurs : ils furent munis d'un casque de sableur, dont le tuyau d'amenée d'air est derrière la nuque, mais on ne le relia pas à un compresseur, on le laissa pendre dans le dos ; les ouvriers respiraient donc l'air qui était derrière eux ; au bout de peu de temps le taux d'oxycarbonhémie avait largement diminué. C'était donc bien l'air ayant léché un métal incandescent qui était le coupable (d'ailleurs un ouvrier placé à côté des soudeurs, donc non penché sur le métal incandescent, n'était pas atteint).
A titre d'information, la prévention de ces accidents s'en découlait :. il convient d'insuffler de l'air frais sur les ouvriers, placés ainsi dans le courant d'air, en amont par rapport à la colonne d'air montant de la tôle incandescente, tandis qu'une ventilation par aspiration aurait l'effet inverse, nocif. Chimiquement on ne pouvait rien remarquer d'anormal : cet air était toujours un mélange d'azote et d'oxygène.
Comme l'oxyde de carbone est du carbone et de l'oxygène, je pensais à l'éventualité d'une transmutation de l'azote qui donnerait du carbone, " idée révolutionnaire ", me dit-on... ou " c'est impossible ". Mais déjà j'avais fait d'autres remarques sur lesquelles je reviendrais et qui m'avaient conduit à admettre qu'il n'était peut-être pas absurde de penser à cela, malgré toute la science officielle, car immédiatement je voyais que cette idée permettait d'expliquer de façon très claire bien des mystères restés dans mon subconscient. Je cherchais alors dans la littérature si d'autres observations du même genre avaient été faites et pus trouver des documents intéressants. Je constatais que dans plusieurs pays il avait été remarqué que des intoxications par l'oxyde de carbone survenaient dans le travail des tôles au chalumeau (soudure, oxycoupage, formage de tôles qu'on chauffe au rouge avec un chalumeau etc...) et que les prélèvements d'air effectués ne donnaient pas de dose nocive d'oxyde de carbone dans l'air.
Ceci avait frappé, car il y avait là une contradiction apparente. Les Anglais et surtout les Allemands avaient mis en œuvre des moyens puissants pour tirer au clair cette cause d'accidents : les Allemands firent construire un caisson étanche de 100 m3 dans lequel de puissants chalumeaux portaient des tôles au rouge. Les appareils de mesure n'indiquaient aucune trace nocive d'oxyde de carbone au bout de plusieurs heures. Les essais anglais effectués dans le hangar clos d'un porte-avion confirmaient ceci aussi. Comme ce phénomène se produit dans le travail des métaux ferreux, devant les échecs des recherches précédentes, la Communauté Européenne Charbon-Acier (C.E.C.A.) décida, avec de grands moyens financiers, de reprendre cette étude. Ce fut encore un échec ce qui amena le médecin rapporteur de l'étude, faite conjointement par des chimistes et des médecins, à conclure, désabusé : " Les chimistes sont incapables de déceler les traces d'oxyde de carbone dans l'air, alors que nous le décelons dans le sang. " Ce rapporteur se trompait doublement : d'abord parce qu'il admettait comme un postulat que seule la chimie était liée à la biologie : ensuite c'était un jugement injuste qu'il portait sur les chimistes : ceux-ci ne pouvaient pas trouver d'oxyde de carbone qui n'existait pas dans l'air respiré lors de ces expériences, mais c'est par des méthodes chimiques que les médecins trouvaient l'oxyde de carbone dans le sang (ou par des méthodes physiques qu'on aurait pu appliquer aussi à l'air respiré). Les techniques ne sont donc pas en cause.